Entreprises face à la crise, imprévu et médiation : un socle commun de principes fondateurs

 
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Article publié dans la tribune Innovation de la Newsletter #22-23
du Conseil National des Barreaux

Auteur : Catherine Peulvé, avocat, médiateur accrédité CMAP et CPR, membre du Conseil national des barreaux

En quoi les principes structurants de la médiation sont de plus en plus actuels, et s’identifient parfaitement à ceux que l’entreprise s’est mise à adopter face à l’imprévu, disons-le même, à ce qui était impensable, improbable dans notre réalité passée. La crise réveille un nouveau rôle du dirigeant. Il est attendu sur un changement de modèles, sur l’intégration de nouvelles réalités. L’adéquation des nouveaux principes mis en œuvre par l’entreprise positionne particulièrement bien la médiation à son service. Qu’il s’agisse de ses problématiques de gestion de crise, prévention ou règlement de conflits, les principes structurants de la médiation devraient pouvoir répondre, en matière de résolution des conflits, aux besoins post Covid-19 de l’entreprise, peu important le fait que la justice soit ou non surchargée.

 

Ce qui frappe dans cette crise multi-dimentionnelle (sanitaire, économique, sociale bien-sûr mais aussi politique, crise de  valeurs …), c’est notre rapport à l’imprévu, que l’on redécouvre, et dont on comprend enfin le caractère inéluctable, nécessaire, peut-être même bénéfique. La résistance au changement est humaine. Le changement fait partie intégrante de la vie. Sans rentrer dans des considérations propres aux neurosciences et à l’analyse du cerveau humain[1], l’objectif de cet article est d’essayer de cerner en quoi les principes structurants de la médiation seraient de plus en plus actuels et devraient pouvoir répondre aux besoins post Covid-19 en matière de résolution des conflits. Il ne s’agit donc pas, à l’instar de nombreuses publications actuellement, de décider que, la justice étant surchargée, la médiation va trouver sa place. Il s’agit d’identifier profondément en quoi la crise du Covid-19 renverse ce que nous pensions être notre équilibre moderne, et accentue plus encore les besoins de nos entreprises face aux conflits.

 

Lors d’une Webconférence organisée par l’ICP – Institut Vaugirard – Humanités et Management le 7 avril dernier, intitulée « Faire entreprise dans la crise »[2], le directeur de l’Institut Jérôme Grassin rappelait l’impact de la réintroduction de l’incertitude dans nos vies et dans celle de l’entreprise, alors que nous pensions vivre dans une société moderne, construite au contraire sur la prévisibilité et le contrôle. Ce décalage explique certainement la sidération dans laquelle nous nous sommes retrouvé(e)s à l’annonce du confinement décrété par le gouvernement. Car, au-delà d’une crise sanitaire, sociale, économique... c’est une crise personnelle que nous rencontrons, où la valeur de la relation, dont nous avons été privée, reprend du sens.  C’est la grande découverte de cette crise. Nous avons souffert du manque de contacts. Nous avons compris que la confiance était fédératrice pour pouvoir travailler à distance. Nous découvrons que le travail à distance modifie la relation, mais la permet quand-même. L’homme, cet animal social, en quête de sens et de relations, sorti de son confort où « tout était prévu et prévisible », comprend sa fragilité, que sa survie repose sur une intelligence collective, qu’il est essentiel d’intégrer l’aléa et de s’organiser pour y faire face, ensemble.

 

Relation, confiance, humanité, responsabilité, travailler ensemble, remue-méninges[3], universalité, autant de valeurs dont l’importance, voire l’essentialité, ont été mises en valeur par le confinement.

Et si, en matière de résolution des conflits, cette crise permettait de découvrir ou redécouvrir ce que nous avions oublié, et comprendre en quoi les principes fondateurs de la médiation reposent sur des principes de société de plus en plus actuels, dont nous aurons à l’avenir du mal à nous défaire ?

 

Une confiance partagée entre les parties

 

Commençons par le principe de confiance. Le confinement a permis de comprendre que la confiance, en soi et dans les autres, était pour l’entreprise le pilier de son fonctionnement. La relation au cœur du système, qu’il s’agisse de donner l’impulsion à ses collaborateurs, pouvoir s’appuyer sur leur implication à distance ou prendre soin de celles et ceux qui sont momentanément exclus de la chaîne de création de valeurs, à raison du chômage partiel par exemple.

 

Le principe de confiance et de loyauté est au cœur du réacteur « médiation » : pas de processus de médiation efficace sans cette confiance partagée entre les parties, avec le médiateur, tous tournés vers un objectif : pour les parties trouver un accord et pour le médiateur les aider à y parvenir. Premier atout donc pour la médiation dans ce monde pendant et après crise Covid-19. En entreprise ou en médiation, agir dans la crise est possible grâce à la confiance, dont il est préférable qu’elle préexiste à la crise, la vraie capacité du dirigeant, comme du médiateur, résidant dans la création ou recréation du lien.

 

Les principes de liberté et de responsabilisation

 

Ce que la crise et le confinement ont révélé également au sein de l’entreprise, c’est l’efficacité du « travailler ensemble ». Ce qui compte, ce n’est plus le micro-management, mais la relation, pour bien se comprendre et mieux exécuter. L’entreprise libérée (holacratie) est celle qui a la capacité à travailler vers plus d’autonomie, dans un management plus agile. Faire confiance, ici encore. Mettre en place un fonctionnement collaboratif, participatif, un monde horizontal de travail.

En médiation, cela renvoie naturellement aux principes de liberté et de responsabilisation. Dans ce mode de résolution des conflits, les entreprises décident de leurs chemins conflictuels et de solution. Par principe, chacune est libre de rentrer en médiation comme d’en sortir, sans justification. Ce principe de liberté va de pair avec celui de la responsabilisation. Le principe de responsabilisation est peut-être le principe qui montre le mieux que la médiation n’est fondée ni sur une figure transcendante, ni sur un collectif abstrait, mais sur la valorisation de l’initiative individuelle, dans un projet commun, solutionner ensemble une situation délicate. Chacun participe à cette entreprise, volontairement et librement. La médiation, comme l’entreprise d’aujourd’hui et de demain, s’inscrit dans cette intelligence collective.

 

Replacer les hommes et les femmes au cœur de leurs entreprises

 

Cela nous amène au principe d’humanité. La crise actuelle révèle aux dirigeants d’entreprise que servir la performance ne peut pas se faire en négligeant l’humain, qu’il est nécessaire, primordial, vital même, de replacer les hommes et les femmes au cœur de leurs entreprises. Différents moyens ont pu être mis récemment au service de cet objectif : organiser des nouvelles formes de relations – à distance, s’inquiéter de celles et ceux qui sont momentanément hors de l’entreprise – chômage partiel, installer une gouvernance plus resserrée, accroître la communication d’informations auprès de tous les salariés – et non plus seulement certains, afin que tous se sentent partie commune à l’« aventure », pour faire face ensemble. Cela a aussi révélé la fragilité de la place de l’humain dans l’entreprise et l’importance du travail émotionnel : dans un contexte de confinement et de distanciation sociale, le dirigeant constate la difficulté pour capter les émotions et refléter la bonne posture ; le collaborateur peut se retrouver gêné d’aller vers ses collègues sur un plan plus personnel, plus émotionnel, par gêne ou pudeur, ou par peur.

 

Or, si l’entreprise, c’est de la relation à différents niveaux (technique, politique, émotionnel etc.), l’on peut dire qu’il en est de même de la médiation. Le médiateur place ou replace l’humain et la relation dans la discussion à différents niveaux, qu’il s’agisse de sa posture – parce qu’il agit avec bienveillance ; du processus – parce qu’il cherche à créer cette relation avec les parties et entre les parties pour permettre de restaurer entre elles la communication ; des niveaux de blocage auxquels il accède – parce qu’il cherche à dépasser le litige et les oppositions de positions, pour s’intéresser aux sources du conflit, y compris émotionnelles ; ou du résultat recherché – parce qu’il aide les parties à installer entre elles les conditions pour poursuivre leur relation, ou mieux rompre si tel est leur objectif.

 

Le principe d’éthique également est commun à l’entreprise et à la médiation, la crise actuelle ne l’ayant pas particulièrement renforcé ni diminué.

 

Une dimension supra-nationale internationale partagée

 

Le principe d’universalité nous paraît également pouvoir être cité comme commun à l’entreprise et à la médiation. La crise que nous rencontrons est mondiale et universelle. Elle touche l’ensemble du tissu économique de nos entreprises, mais également des entreprises du monde entier, quelle que soit leurs taille, secteur, localisation etc. La médiation est également, à sa manière, universelle puisqu’elle existe dans tous les pays, concerne toutes les personnes, et touche tous les domaines[4] . Elle imprègne de nouveaux champs (extension du champ de la médiation en France par la Loi programmation justice[5]). Elle vient d’être promue par les Nations-Unis comme un mode supra-national international de résolution de conflits, à l’instar de l’arbitrage[6] [7]. Ce principe d’universalité positionne parfaitement bien la médiation au service de l’entreprise dans sa fonction de règlement de ses conflits.

 

Il y a des principes plutôt propres à l’entreprise. Citons-en deux : le principe d’innovation – même si, en médiation, comme dans une bonne négociation, il est essentiel de créer de la valeur, en faisant émerger des solutions innovantes, avant de vouloir partager et négocier sur sa répartition ; le principe de développement durable – même si on a vu qu’en matière de médiation, les parties recherchent entre elles une forme de solution durable, une solution long terme, qu’il s’agisse de poursuivre ou d’arrêter leur relation.

 

La recherche par les parties de leur propre équilibre

 

Il y a des principes plutôt propres à la médiation, comme la recherche d’un équilibre, que certains rattachent (à tort) à la recherche de l’équité, mais qui revient finalement à contester la toute-puissance de la règle juridique et/ou de la justice. Tantôt l’équité se manifeste dans une configuration qui est consubstantielle au droit, en lui permettant de relativiser son formalisme ; tantôt elle se traduit dans une configuration extra-juridique. Mais force est de constater qu’en médiation, c’est la recherche par les parties de leur propre équilibre qui prévaut (ce qui diffère de la recherche par un tiers d’une solution dite « d’équité »). Si contester la toute-puissance de la règle juridique et/ou de la justice n’est pas, en soi, un principe fondateur de l’entreprise, c’est un principe qui cependant la séduit lorsqu’elle décide de reprendre en main la gestion de son litige et choisit la médiation, et non la justice, comme outil de règlement.

 

Le principe de confidentialité est central à la médiation et participe de sa colonne vertébrale. Il est également très précieux aux entreprises qui ont besoin, par ce mode de règlement des litiges, d’avancer, protégée par cette confidentialité, dans la résolution de leur conflit. La confidentialité doit pouvoir protéger, au choix des parties, le contenu de leurs échanges durant le processus de médiation, ainsi que l’existence du processus. À ce titre, rappelons que le principe d’une médiation obligatoire préalable[8] au procès entame fortement la confidentialité du processus de médiation, à tout le moins s’agissant de son existence, pour en faire finalement une forme d’antichambre au procès, autrement dit une pré-judiciarisation là où la justice voulait dé-judiciariser. Pour l’entreprise, outre le besoin de confidentialité ci-avant rappelé pendant la médiation, les problématiques de protection de la vie privée et de la confidentialité des données personnelles sont entrées dans son quotidien. L’Europe a pris de l’avance sur le monde avec le RGPD. Brad Smith (Microsoft) avertit : « Attachez vos ceintures de sécurité. La prochaine décennie verra encore plus de rebondissements sur les questions de protection de la vie privée »[9]‎.

 

Expérimenter, tester des hypothèses, rester flexible

 

Le principe de flexibilité : il ressort des expériences restituées par certains chefs d’entreprises qu’ils ont, durant cette crise sanitaire, appris à « naviguer dans l’imprévu », « gérer l’incertitude » et faire preuve de résilience pour mieux rebondir. En apprenant à intégrer l’aléa, le chef d’entreprise s’efforce, pour souder ses équipes et maintenir sa capacité motrice, à manifester à la fois optimisme, écoute, capacité à accueillir les difficultés non prévues, à tester hypothèses et solutions, tout en acceptant la perte de tout contrôle. Expérimenter, tester des hypothèses, rester flexible, être agile, écouter avant d’agir, évaluer avant de décider, apprécier les risques, autant d’atouts connus et indispensables au médiateur et aux parties pour optimiser le processus de médiation.

 

Conclusion : principes de confiance et loyauté, principes de liberté et responsabilisation, principe de collaboration, principe d’humanité, principe de flexibilité :

 

-        l’ensemble de ces principes participe du fonctionnement de l’entreprise, qui se voit adopter des comportements nouveaux pour faire face à la situation de crise et capitaliser sur ses forces vives en remettant la relation au cœur de son fonctionnement. L’entreprise, pour retrouver des repères durables, s’est efforcée, au-delà de sa raison d’être, de se recentrer et recentrer ses collaborateurs et collaboratrices autour de valeurs partagées et fédératrices, au-delà de la gestion technique des dossiers ;

 

-        l’ensemble de ces principes participe également de la force de la médiation et construit la légitimité du médiateur. Cette légitimité n’est fondée ni sur une autorité administrative ni sur une autorité légale ni sur un monopole de profession. Elle repose sur l’autorité naturelle que le médiateur dégage en rassemblant le consensus autour de lui, par la confiance qu’il installe et la reconnaissance que lui accordent les parties elles-mêmes. Cette confiance et ce consensus n’ont pas besoin d’une régulation ou d’une professionnalisation pour exister. Ils tiennent au sentiment que les parties ont de pouvoir participer, dans un cadre structuré et sécurisé, au règlement de leur conflit, d’en décider, d’exprimer leur propre conception de la justice, du différend et de l’accord.

 

L’adéquation de ces principes positionne à notre sens particulièrement bien la médiation au service de l’entreprise dans sa fonction de gestion de crise et règlement de ses conflits.

 


[1] Voir notre article Neurosciences et médiation.

[2] https://www.ivhm.fr/

 

[3] brainstorming

[4] À l’exclusion des domaines d’indisponibilité des droits

[5] Loi 2016-1547 du 18-11-2016 art. 4 modifié

[6] Convention des Nations Unies sur les accords de règlement issus de médiation du 7 août 2019 (communément appelée Convention de Singapour) dont l’entrée en vigueur interviendra le 12 septembre 2020 https://uncitral.un.org/fr/content/convention-des-nations-unies-sur-les-accords-de-r%C3%A8glement-internationaux-issus-de-la

[7] Pour une contribution sur la Convention de Singapour « The impact of the Singapore Convention on the international business mediation » par Joséphine Hage Chahine, Ettore M. Lombardi, David Lutran, Catherine Peulvé, publication en langue anglaise Wolters Kluwer, Actualités du droit, 10 avril 2019

[8] Depuis la loi de modernisation de la justice de 2016, avant de saisir l’ancien tribunal d'instance, donc pour les litiges d’un montant inférieur à 10 000 €, les parties devaient, sauf exceptions, avoir tenté une conciliation devant un conciliateur de justice ou justifier d'autres diligences pour parvenir à une résolution amiable de leur litige, à peine d'irrecevabilité de leur demande (Loi 2016-1547 du 18-11-2016 art. 4). Ces dispositions ont été modifiées à compter du 1er janvier 2020 pour prendre en compte la future fusion des tribunaux d’instance et de grande instance (Loi 2019-222 art. 3, II et 109, I). Enfin, quand une demande relevant du tribunal judiciaire tend au paiement d’une somme n’excédant pas 10 000 € ou est relative à un conflit de voisinage, la saisine de ce tribunal doit, à peine d’irrecevabilité que le juge pourra prononcer d’office, être précédée, au choix des parties, d’une tentative de conciliation (par un conciliateur de justice), ou de médiation (dans les conditions de la loi 95-125 du 8 février 1995), ou encore de procédure participative, sauf des exceptions listées au texte (Loi 2016-1547 du 18-11-2016 art. 4 modifié).

[9] https://www.informatiquenews.fr/les-10-grands-defis-humains-souleves-par-les-technologies-dans-la-prochaine-decennie-65901

 

 

 

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Martin Thibault